Gargarismes

Numéro 1 - Nos ancêtres les lesbiennes

Je parcourais d’un pas nonchalant la place Sainte-Anne quand mes yeux croisèrent un panneau évocateur : « Nous fouillons, c’est votre histoire. » Je restais un peu dubitative. Oubliant un instant la propagande municipale, je m’interrogeais sur la validité de ce « votre ». Les forces de l’activité économique nous enchaînent à la mobilité géographique. Pour celles qui y échappent, il n’est pas moins sûr qu’elles se sentent appartenir à la place Saine-Anne, à Rennes ou à la France.

En dehors du martèlement quotidien d’une histoire unique, il existe des pluralités de communautés qui permettent aux individuEs de se penser comme sujet. Depuis l’invention de l’hétérosexualité1 à la fin du XIXème siècle par les médecins et de son corollaire l’homosexualité, le pouvoir aux mains de l’ordre hétérosexuel, patriarcal et marchand s’évertue à nous déprécier.

Si la propagande officielle est la force des nantiEs, laissez moi vous raconter notre histoire peu visible car inconsidérée, amendée, pathologisée, celle d’une catégorie politique qui a pu naître dans les années 70, au croisement du FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire) et du MLF (Mouvement de Libération des Femmes) et dont les pratiques érotiques existent depuis des siècles et des siècles2.

Bien après la figure mythique de Sappho, poétesse grecque qui chante l’amour entre femmes sur l’île de Lesbos du VII au VI siècle avant notre ère, se montrent en différents lieux des auteurEs, chanteusEs3, cinéastEs4, chercheurEs que le système scolaire et l’idéologie hétérosexuelle dominante déconsidèrent. Le système de domination sociale et hégémonique des hommes sur les femmes rend plus difficile encore l’expression des sexualités lesbiennes et l’apprentissage d’une identité positive. La censure fait rage.

Au début de la télévision5 dans les années 50, quelques ingénieuses se dissimulent à l’ordre hétérosexuel par l’emploi de signe de reconnaissance (la bague au petit doigt), et d’appellations particulières ( « cousine » ). Certaines séduisent subtilement sur les plateaux de télévision qui se font l’expression d’un réel réseau de « cousines ». En littérature, le roman érotique lesbien Thérèse et Isabelle écrit en 1954 par Violette Leduc n’est intégralement édité qu’en 2000.

En réaction à leur invisibilisation dans les mouvements politiques6 émancipateurs des années 70, les féministes révolutionnaires, dont Christine Delphy et Monique Wittig créent les « Gouines rouges » (1971-1973). Elula Perrin, auteure de Les femmes préfèrent les femmes porte une parole lesbienne à la radio pour la première fois en 1977. Un an plus tard, Monique Wittig, membre fondatrice du MLF, auteure du texte La pensée straight, rejette le fait de devoir se définir par rapport aux hommes et opère une rupture en faisant du lesbianisme un choix politique. Pour elle, être lesbienne est la seule manière d’être libre.

L’héritage de cette pensée politique a permis à nombre d’entre nous de se penser comme sujet. La participation à des groupes non-mixtes favorise la circulation de nos expériences, références. Si nos parcours sont multiples, toutEs avons traversé la difficulté de se dire lesbienne7, féministe ou de se dire. Cette liberté que nous procurent ces espaces d’expression pour lesquels on doit se battre, est toutefois contrebalancée par la violence de cette ville. La lesbophobie et le sexisme ambiants y circulent sans peine. Les panneaux publicitaires et les médias y vomissent un opium bêtifiant et naturalisant des différences entre les sexes. Et que dire de l’insouciance des établissements scolaires dans ce qu’ils devraient avoir d’émancipateur ? Que dire de la négligence des gynécologues dans la prise en compte des sexualités ? Et que faire devant l’hypocrisie de nos gouvernants autorisant les manifestations et regroupements religieusement homophobes devant la gare de Rennes ?  Et pour celleux qui voudraient creuser notre histoire, cette histoire qui fait sens... y a plus qu’à fouiller.

JIJI35

1.  Dans L’invention de l’hétérosexualité, Jonathan Ned Katz rappelle que la distinction entre hétérosexuel et homosexuel est une nouvelle façon de classer et de juger la société et ses membres.

2.  Marie Jo Bonnet, Un choix sans équivoque, recherches historiques sur les relations amoureuses entre les femmes, XVI-XX siècle, Denoël, 1981.

3. Suzy Solidor (1900-1983), Dany Dauberson (1925-1979), Dany Louvier (1933-2003), Gribouille (1941-1968)

4. Jeunes filles en uniforme (1931) de Léontine Sagan, Olivia (1950) de Jacqueline Audry.

5. Images diffusées et commentées au festival international du film lesbien et féministe à Montreuil en 2013, organisé par Cineffable.

6. Au sein du MLF, les lesbiennes existent à l’ombre d’un féminisme hétérosexuel et la composition du FHAR qui veut unir lesbiennes et gays reflète l’oppression des femmes, contre laquelle il entend aussi lutter.

7. Natacha Chetcuti, Se dire lesbienne (vie de couple, sexualité, représentation de soi), 2010.