Gargarismes

Numéro 1 - Prairies Saint-Martin

Silence, on parque !

Les prairies Saint-Martin ? Cet espèce de haricot verdoyant coincé entre deux eaux au nord de Rennes, ça vous dit quelque chose ? 29 hectares d'un paysage semi-rural à quelques minutes du centre-ville, encastrés entre le canal Saint-Martin et un bras naturel de l'Ille.

Un mélange de vastes étendues d'herbes, de berges naturelles, de campagne bucolique où potagers familiaux et jolis portillons se mêlent au chiendent et aux herbes folles, et puis des sous-bois où plein de bestioles grosses et moins grosses ont trouvé asile en ces temps hostiles du tout béton. Un espace où quelques chemins non goudronnés vous amènent à des maisons individuelles, un peu hors du temps, des terrains agrémentés de caravanes, cabanes et autres constructions insolites. Un endroit où vous pouvez emprunter des sentiers un peu tortueux, un peu boueux où il y a quelques trucs qui traînent, ici un bout de tôle, là des restes d'un feu de camp, un peu plus loin le vestige de ce qui dut être un vélo, puis vous débouchez sur d'anciens jardins et leurs arbres fruitiers ou encore sur la façade d'un pavillon muré. Des zones un peu fouillis qu'on ne saurait pas trop définir parce que c'est un peu le bordel, parce que la nature fait un peu ce qu'elle veut et ça fait du bien ; pas un de ces endroits aux sentiers bien balisés, au mobilier urbain agressif et aux pelouses entretenues. Pour un peu, on pourrait se croire dans quelque coin exotique d'une Louisiane de roman où pompes à eau et cabanons de fortune planteraient le décor d'un marais singulier.

Mais ce qui est vraiment curieux dans cet endroit, c'est justement qu'à la campagne on n'y est pas.

Non, on parle bien d'un espace en plein cœur d'une ville de 200 000 habitant.e.s.

Ce genre de patrimoine ouvrier écologique, c'est un peu rare, c'est même de plus en plus rare. Et celui-ci, comme beaucoup d'autres, a des chances de disparaître, menacé par ce qu'on appelle un « projet d'aménagement urbain » dont les travaux devraient commencer en 2016.

En effet, la ville de Rennes a jeté son dévolu sur cette zone pour en faire un parc naturel urbain. Mais qu'est-ce donc ? Au dire du site Rennes Métropole, ce serait non pas « un parc urbain, ni un espace de nature interdite, mais un lieu différent, à la fois fragile et rustique, thématique et polyvalent, proche de la ville et de son dynamisme mais apaisé de ses tumultes, simple et accueillant ».

Vu comme ça, on pourrait se demander sérieusement pourquoi dépenser 9 821 000 euros dans quelque chose dont la description ressemble beaucoup à ce qui existe déjà.

Mais voilà, Rennes veut se tailler une place de choix parmi les agglomérations européennes. Et pour ce faire, il faut s'agrandir, trouver de la place, créer de nouveaux logements ; et pas n'importe lesquels, on veut du propre, du standing, de la classe pour attirer une population au capital économique intéressant.

Une telle clientèle a des exigences, et on aime à les anticiper. Il faut fournir un joli cadre bien rassurant et dans l'air du temps si on veut prétendre au statut de grande métropole. Alors zou ! On s'emballe, une deuxième ligne de métro, un centre des congrès, un parc naturel urbain et j'en passe... L'aménagement a d'ailleurs déjà commencé au nord du site avec la construction de la ZAC Armorique, sorte de petite ville dans la ville, bénéficiant d'une imposante rue couverte toute de béton et de verre. Et rien de tel pour satisfaire les futur.e.s usager.e.s de ces quartiers que d'agrémenter le tout d'un « parc naturel urbain » un peu propre mais pas trop – la mode n'est plus aux jardins à la française –, avec cette petite touche écolo, un rien de greenwashing pour parfaire le produit : « Leur caractère humide, aujourd'hui peu perceptible, mérite d'être optimisé pour enrichir la qualité écologique du lieu »...

On a hâte !

Pour reprendre J.-P. Garnier, le danger dans ces réaménagements de l'espace public sous couvert de revalorisation de sites aux patrimoines social et naturel importants est qu'on « en fasse des lieux lisses, aseptisés et sécurisés très prisés par les touristes, mais inappropriables par la population, qui ne servent qu'à « mettre en valeur » les immeubles les entourant, c'est-à-dire à booster les plus-values immobilières ». Car oui c'est vrai, c'est pas très vendeur de laisser une zone un peu bordélique où des gens squattent en camion, en caravane, en cabane, des fois même en tente. Il y a quelque chose d'inadmissible là-dedans.

Cette politique de métropolisation de la ville s'emparant de ce genre d'espace libre va dans une continuité de contrôle social. Il faut « maîtriser », « valoriser », « développer », « optimiser ». C'est bien tout un rapport au monde qu'on nous impose. Un rapport au monde où l'inutile, le marginal, le non-défini n'a pas sa place. Où l'espace doit être productif et supervisé.

Défendre un lieu comme les prairies Saint-Martin, c'est s'insurger contre une politique globale résultant d'une idéologie capitaliste où chaque temps et chaque espace doivent être sous contrôle. C'est défendre notre droit à vouloir choisir et composer l'environnement dans lequel nous vivons et cela d'une toute autre façon que dans ces mascarades pseudo-démocratiques de débats publics, de concertations participatives citoyennes et de consultations des habitants. C'est se questionner : quelles relations sociales voulons-nous ? Quel quotidien ? Quel environnement ? Quel rapport au monde ?

S'il est aussi difficile de décrire les prairies Saint-Martin, c'est parce qu'il n'y a pas de mot-concept tout prêt pour définir un lieu comme ça. Son identité est multiple et changeante. Une espèce de terre d'accueil informelle où chacun.e est libre d'y poser un peu sa patte et dont le visage se transforme au gré des visages qui la traversent.

Alors, que voulons-nous ?

Hippolyte